Réponse au discours de réception de Jacqueline de Romilly

Le 26 octobre 1989

Alain PEYREFITTE

Madame,

     « Tout ce que l’on peut souhaiter aux femmes, c’est que l’on parle d’elles le moins possible parmi les hommes. »

     Voilà du moins ce qu’on peut lire dans Thucydide :

     ...hV an ep’ elaciston arethV peri h yogou en toiV arsesi kleoV h1.

     Pourquoi vous assener cette citation en grec ? Parce que, faute du texte authentique, vous auriez pu légitimement — vous qui avez prononcé, ici même, un si joli discours sur les « citations infidèles » — me soupçonner d’avoir inventé ce mot pour les besoins de la cause.

     Avouez, Madame, malgré votre admiration inconditionnelle pour Thucydide, qu’une pareille sentence ne plaide pas en faveur de cette lucidité quasi prophétique que vous lui prêtez volontiers. On parle beaucoup de vous ; et qui s’en plaindrait ? C’est tout ce que Thucydide lui-même devrait vous souhaiter, s’il vous a, de ses Champs-Élysées, quelque reconnaissance pour les services que vous lui avez rendus.

     Il est vrai que les conditions ont un peu changé, par rapport à son époque. Nous avons fait quelque progrès depuis les Grecs ; vous l’admettrez sans doute (bien qu’à regret). Ils ne sont pas insurpassables, comme votre enthousiasme pourrait le faire croire. Et vous en êtes la preuve vivante. Les femmes ont quitté le gynécée. Elles se multiplient au Lycée. Elles conquièrent l’Agora. Et vous voici à l’Académie.

     Notre Compagnie, qui n’aime guère innover, à sa façon à elle d’absorber les nouveautés nécessaires : elle les transforme vite en traditions. Nous accélérons l’histoire. L’élection de Marguerite Yourcenar fut, parmi nous, un séisme. Pensez donc ! Nous n’avions jamais élu de femme, depuis trois cent quarante-quatre années que nous existions. Dix ans à peine ont fini leur carrière... et vous entrez ici tout naturellement, sans que votre féminité ait constitué ni un inconvénient, ni un avantage.

     Notre première dame ne pouvait pas être l’unique. Vous ne serez pas la seconde, mais la deuxième, dans une théorie (j’allais parler de panathénées) d’académiciennes françaises qui viendront, à leur tour, honorer notre Compagnie — et y ajouter quelque grâce.

     Simplement, nous avons adopté entre nous, et nous vous avons déjà appliqué, une loi non écrite (qui pourra durer, en tout cas, tant que l’Académie sera majoritairement mâle) : quand nous souhaiterons élire une consœur, c’est nous qui ferons les premiers pas ; puisqu’il n’est pas convenable qu’une dame fasse la cour à des hommes.

 

La pupille de la nation

          Votre histoire commence en conte de fées — des fées universitaires. Il était une fois un jeune philosophe plein de talent, normalien, cacique de l’agrégation, Maxime David. Disciple de deux autres normaliens, Durkheim et Lévy-Bruhl ; camarade à la rue d’Ulm de Marc Bloch et de Marcel Granet ; amateur et traducteur de penseurs allemands et anglais ; musicien de surcroît, sachant par cœur Pelléas et Mélisande.

     Il fit la connaissance de Jeanne Malvoisin au cours de Bergson, au Collège de France. Rencontre prémonitoire, puisque le fruit de leurs amours devait enseigner plus tard dans cette même salle n°8 et y provoquer autant d’affluence que Bergson lui-même.

     Mais la réalité n’est jamais lisse à ce point. Leurs fiançailles durent être conquises sur des parents déconcertés. Une famille était juive, l’autre ne l’était pas. Un seul petit traitement de professeur en perspective. Cela n’était pas raisonnable ! Pourtant, la jeunesse et l’amour surent tout emporter. Les bonnes fées furent les plus fortes.

     Jeunes mariés, vos parents menèrent en Avignon, puis à Chartres, une vie pleine de fantaisie et de tendresse. Votre père professait. Votre mère écrivait — des contes de fées, justement. Elle faisait sa vie comme elle l’avait rêvée.

     Août 1914 brisa ce rêve, où vous veniez à peine d’entrer. Fin septembre, Maxime David adressait à votre mère un télégramme que, cinquante ans plus tard, vous retrouverez dans son sac à mains : « Je pars très content, t’inquiète nullement. » L’inquiétude n’a cessé que pour faire place à la douleur.

     Maxime David est tombé dans les dernières heures de la bataille de la Marne, après Charles Péguy qui était tombé dans les premières. Il a été tué à la tête d’une section de paysans ; comme la plupart de ses camarades de promotion et des promotions voisines — jeunes esprits portant en eux tout le passé de notre culture et une part de son avenir. À cet holocauste de l’intelligence française, il faut joindre le souvenir d’une décimation familiale. Des trois frères David, deux ont été fauchés, ainsi que le frère de votre mère.

     Celle-ci reste seule ; seule avec vous, petit rejeton de l’espérance. L’amour, le plaisir de vivre, l’appétit de connaître et de communiquer lui ont offert ce nourrisson : elle n’envisage pas un instant de l’élever autrement que par et pour toutes ces joies. Elle a voulu faire de cette pupille de la nation une enfant heureuse. Vous fûtes cette enfant heureuse.

La lauréate

     Votre mère revint à Paris, portée par son goût de la lutte. Elle renoua les liens ténus que, dès avant la guerre, elle avait établis avec le monde littéraire. Ses contes et nouvelles parurent dans des revues, suivies plus tard de romans, de pièces de théâtre, d’adaptations radiophoniques... Elle ne s’avouait jamais vaincue ; vous assurez qu’elle n’était pas assez rationnelle pour cela. À travers elle, vous devinez tout un monde du théâtre et de la musique, dans lequel vous ne vous êtes d’ailleurs jamais vraiment aventurée.

     Cette figure, qui tient dans votre cœur une place si essentielle, nous n’avons aucun mal à l’imaginer : il suffit de vous regarder vivre. Toute son énergie se retrouvera en vous, avec le besoin d’aller jusqu’au bout (et même un peu au-delà). Cet acharnement à bien faire, vous le mettez autant dans la préparation d’un article que dans la réussite d’un plat cuisiné. Quand vous lisez un roman, vous contentez-vous de lire ? Nullement. Votre crayon court en marge du volume, comme s’il s’agissait de préparer une communication pour un colloque savant.

     Heureuse petite fille, heureuse jeune fille. Studieuse aussi. Déjà, entre étude et bonheur, vous ne faites pas bien la différence. Au lycée Molière, vous recevez le prix d’excellence de classe en classe, avec cette décourageante régularité qui ne laisse aux concurrents que la bagarre pour les seconds rôles. Quand vous échangez une correspondance d’adolescente avec une jeune amie, c’est sur le Port-Royal de Sainte-Beuve. Vous ne boudez pas, pour autant, Le Sapeur Camember ; même aujourd’hui, vos Bécassine sont chez vous à portée de la main...

     Vous aviez au lycée l’étonnante particularité d’étudier le grec. Pendant les années vingt, le grec n’a pas sa place dans une éducation de jeune fille : trop intellectuel ! À Molière, lycée prédestiné pour qu’on s’y moquât des femmes savantes, vos deux professeurs de latin et de grec étaient les seuls mâles, tels deux loups dans une bergerie. Ils eurent l’idée bizarre de vous présenter au Concours général. C’était la première année où les filles pouvaient entrer en compétition avec les garçons. Premier prix de version latine, Jacqueline David. Second prix de version grecque, Jacqueline David.

     Devant ces exploits, comment ne pas penser au cri d’admiration de Sappho : « Jamais il n’existera une seule jeune fille, voyant la lumière du soleil, qu’on puisse te comparer pour son savoir2 » ?

     Vous venez de découvrir, pas plus tard qu’avant-hier, que votre père, trente ans avant vous, avait, lui aussi, reçu un premier prix de version latine et un second prix de version grecque au Concours général. On est venu vous en apporter les preuves inattendues, sous forme de médailles gravées. Vous n’aviez rien su de ces prix, attribués à un père que vous n’avez pas connu. Après cela, comment ne pas croire à l’hérédité, ou à la prédestination ?

     En tout cas, dès que la nouvelle fut connue, la presse, Pierre Lazareff en tête, s’empara de vous. C’était la première fois. Ce ne serait pas la dernière.

     On vous félicite dans toutes les langues, à New York, Barcelone, Vienne, Genève, Bruxelles. La collection de coupures jaunies, que votre mère conservera pieusement, est bien instructive. Certains journalistes proclament une « nouvelle victoire du féminisme » ; mais la plupart, qui en sont encore au temps de Molière, pour ne pas dire à celui de Thucydide, redoutent — c’était inévitable — que vous ne deveniez une « femme savante », voire une « précieuse ridicule » ; en tout cas, un mauvais exemple. Est-ce pour préserver votre image de ce soupçon monstrueux ? D’autres s’ingénient à corriger cette impression, en ne présentant de vous que des photographies où l’on vous voit adossée à un piano, ou, mieux encore, une casserole à la main. Bas bleu, peut-être. Mais — rassurez-vous, bonnes gens — cordon bleu, aussi !

     Pour vous, juillet 1930 est donc glorieux. Vous recevez vos prix des mains du président Doumergue. Il ne dit pas : « Ah ! pour l’amour du grec, souffrez que je l’embrasse ! » Il vous donne une vigoureuse poignée de main. (En ce temps-là, on ne s’embrassait pas autant qu’aujourd’hui.)

     Ces deux prix vous valent une correspondance de ministre, qui arrive au lycée Molière. Le mauvais goût n’en est pas exclu ; une missive est signée « le Vampire de Düsseldorf ». On imagine la tête de Madame la surveillante générale, qui dépouille scrupuleusement ces lettres avant de vous les remettre. (Là aussi, les temps ont changé.)

     Les « interviews », comme on dit déjà, pleuvent. On vous pose les questions les plus saugrenues. Vous répondez, en enfant sage, que vous irez en vacances sur la Côte basque avec votre maman... Un des journalistes fait de vous, pupille de la nation, une enfant de l’Assistance publique. Votre mère a dû apprécier la confusion ! Mieux informé, le Courrier de Chalon-sur-Saône annonce, comme chose faite, que vous entrerez rue d’Ulm. Plus ambitieux, Paris-Midi vous promet la littérature, le cinéma, la danse et même le music-hall. Pour la littérature, cela va de soi ; mais pour le reste, ce journal plaçait vraiment la barre un peu haut.

     Vous aimez à dire : « On arrive au fur et à mesure. Les choses deviennent possibles, parce que chaque étape franchie rend elle-même possible l’étape suivante. » Quand on vous félicite d’avoir été une « pionnière », vous répliquez que vous avez été une « profiteuse », puisque vous étiez de la bonne génération.

          De la khâgne de Louis-le-Grand (que venaient juste de quitter deux futurs présidents de la République, Georges Pompidou et notre confrère Léopold Senghor) vous accédez à la rue d’Ulm.

     Vous avez « intégré », selon l’argot de l’École, au premier essai, en 1933. Mais vous n’êtes reçue que deuxième de la promotion. Deuxième, quelle horreur ! Et pourquoi ? À cause d’une fâcheuse note à l’oral... de grec. Singulier destin, décidément, que le vôtre. Il suggère ironiquement combien sont aléatoires ces examens et concours que vous nous demandez pourtant de révérer. (Il est vrai que les moyennes finissent par rétablir une justice.)

     Succès exceptionnel, malgré tout. Les registres de l’École ne contenaient encore, depuis sa fondation en 1796, que les noms de dix-huit devancières, tant en sciences qu’en lettres. Les sciences rebutaient les filles ; et le grec, toujours lui, dressait devant la section des Lettres une barrière infranchissable à la plupart des talents féminins... Dix-huit, parmi lesquelles la grande Simone Weil, qui vous précédait de cinq ans.

     Vos camarades de promotion — pour ne parler que de nos confrères de l’Institut — se nomment Pierre Amandry, André Chastel, Ernest Will, que vous retrouverez à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres ; André Lichnerowicz, en qui tous voyaient déjà un mathématicien de génie ; et puis Roger Caillois, qui nous a trop vite quittés. L’un d’entre eux se rappelle qu’à l’époque où vous prépariez ensemble l’agrégation, vous prononciez des « leçons », chez Paul Mazon, chez Albert Pauphilet, qui préfiguraient déjà, par leur science, leur brio, leur conviction, les cours et conférences à venir.

     Le succès aime à se présenter, avec pudeur, comme une chose toute naturelle. Mais, dans cette « nature », il y a beaucoup d’art. L’art de travailler. L’art de concentrer et de ménager l’effort. L’art de vivre, au sortir d’un lycée de filles, en khâgneuse perdue au milieu des khâgneux : vous savez le pratiquer. Vous nourrissez, avec et comme tous ces garçons, des ambitions où masculinité et féminité n’ont point de part. Vous goûtez la distinction, que le grec fait mieux que le français, entre anêr, l’homme viril, et anthropos, l’homme humain. Anthropos, homme, vous l’êtes comme eux, à part entière et sans complexe.

     À tous ces arts de la réussite, j’en ajouterai un autre : l’art d’aimer celle à qui vous devez tout. Votre mère a su veiller sur vos efforts, sur votre santé, sur votre équilibre. En retour, quelle plus belle récompense lui offrir de tant de soins, que de renouveler, à trente ans de distance, l’entrée à la rue d’Ulm du père disparu ?

     Il me semble pourtant que l’École, à part ces amitiés durables, ne vous a guère marquée. Vous y êtes externe. La vie de turne, et à plus forte raison de dortoir, est une vie de garçons. Une année, dans une revue à la manière de Racine, on vous voit bien monter sur scène, sous les traits de Cléopâtre. Mais vous participez peu aux rites, plus ou moins délicats, du folklore normalien. Les rapports entre garçons et filles n’étaient pas ce qu’ils sont devenus. Vos camarades ne vous embrassaient pas et ne vous tutoyaient même pas. Moins encore se seraient-ils permis de « flirter ».

     Une découverte qui vous éblouit alors, celle de Thucydide, ne doit rien à l’École. C’est un hasard, ménagé par la tendresse attentive de votre mère — encore une fois. Elle a déniché, sur les quais, un Thucydide joliment relié de parchemin. Elle vous en fait cadeau, pour vos lectures de vacances. Thucydide est réputé ne pas se lire aussi aisément qu’un roman de gare. Mais cette édition vous aide : elle est bilingue. Bilingue, enfin... grec-latin. Cela vous suffit. Voilà donc Thucydide compagnon de vacances : c’est une rencontre qui durera plus qu’un été.

     Agrégée en 1936, vous commencez, comme boursière, votre thèse sur Thucydide et l’impérialisme athénien ; vous vous enfouissez dans la guerre du Péloponnèse.

     En 1939, vous voici professeur à Bordeaux.

     Vous vous mariez au printemps de 1940, à quelques semaines du déchaînement de la Seconde Guerre, comme vous êtes née à quelques mois du déchaînement de la Première. Michel de Romilly ne contrarie pas votre passion pour le grec. Il l’encourage, même.

Les épreuves

     La guerre a cessé d’être pour vous un simple sujet de thèse.

     D’abord, vous en vivez les épreuves, au rythme de la nation : mari sous les drapeaux ; en juin, l’exode. Vous voyez arriver à Bordeaux le gouvernement et le parlement de la République en déroute.

     Bientôt, une autre catastrophe vous atteint, aussi imprévue, plus intolérable encore, que la première. À la fin de 1940, vous êtes suspendue, victime des lois racistes. Du jour au lendemain, vous voilà chassée de l’université, bannie dans votre propre pays, étrangère chez vous, parce que votre père était juif. Les mots n’ont plus de sens ! Vous étiez « pupille de la nation » — et la nation vous renie : elle renie cette paternité de substitution qu’elle avait assumée ; et elle la renie précisément à cause de votre père véritable. Le service de la France vous avait enlevé ce père ; et voilà que l’on vous fait un crime de ce père, au nom de la France.

     Parce que tant d’autres, poursuivis par la même injustice, ont souffert, dans leur corps et leur âme, plus que vous, vous avez dédaigné de vous plaindre. Il me faut pourtant le dire aujourd’hui devant vous : nous ressentons là un déshonneur, que nous ne pouvons effacer dans notre conscience qu’en ne l’effaçant pas de notre mémoire.

     « Je n’ai pas le souvenir, assurez-vous, d’une brusque catastrophe... Nous n’étions pas seuls touchés, d’abord. » La condition humaine est inséparable de l’espoir. Il ne vous quitta jamais. Et vous ne l’avez jamais dissocié de l’espoir français.

     Pour entretenir votre courage, vous n’aviez pas seulement la radio de Londres. Vous écoutiez aussi les messages parvenus d’un émetteur plus lointain : Thucydide, cette étoile éteinte dont la lumière ne cesse de vous éclairer.

Thucydide

     Il y a des thèses qui inventent leur sujet : on n’invente pas Thucydide. Il y a des thèses qui réhabilitent un personnage : Thucydide n’avait nul besoin d’être réhabilité. Mais il était un monument qu’on admirait de loin. Vous nous l’avez rendu plus intelligible et plus proche.

     Thucydide a su être le témoin du monde, à travers un moment privilégié de l’histoire du monde ; il a pensé pouvoir en tirer des leçons universelles. S’il vous a retenue dès 1936, s’il vous a soutenue après 1940, c’est parce que ses leçons conservaient une pertinence immortelle. La découvrir, ce fut votre grand œuvre, qui culminera en 1947, année où vous publierez votre thèse, et se poursuivra par d’autres ouvrages, comme l’édition et la traduction de Thucydide dans la collection des universités de France — Guillaume Budé — sans oublier l’introduction à l’édition de la Pléiade.

     Un de vos amis, peintre, venu en Sorbonne assister à votre soutenance, avait brossé une petite aquarelle, où l’on vous voyait de dos, face au jury. Il avait écrit comme légende : « À Thucy, pour la vie ! » Il ne se trompait pas.

     L’Athènes du Ve siècle avait connu un bouleversement, que l’évolution mondiale de notre après-guerre nous rend très proche : développement rapide de la production et des échanges, multiplication des contacts avec l’extérieur, triomphe de l’esprit d’entreprise, accumulation des richesses à un rythme sans précédent, mobilité sociale, vie politique intense, au sein de la cité, et au dehors, où les Athéniens imposent à deux cents autres cités leur domination — on disait hegemonia, dans la langue du dominateur (comme on dit aujourd’hui leadership...).

     Thucydide, jeune et riche aristocrate, est dans la position où se retrouvera Alexis de Tocqueville : issu de l’ancienne société, emporté dans un tourbillon, fasciné par ce fait nouveau, la démocratie, qui crée peu à peu une nouvelle société.

     La démocratie, c’est un état d’esprit : on estime que la participation des petites gens — artisans, petits propriétaires — favorise l’essor général. Tant pis si les riches, si les vieilles familles, sont lésés dans leurs privilèges. Thucydide admire l’efficacité d’un régime qui a fait d’Athènes la plus puissante des cités grecques, et qui laisse libre cours aux ambitions des citoyens. Il en mesure aussi le risque ; il éprouvera la fragilité de la frontière entre démocratie et démagogie. Comme tout cela sonne vrai, sonne moderne !

     Mais bientôt, cette réalité brillante s’écroule, au cours d’un des conflits les plus sinistres qui aient jamais brisé les espérances des hommes.

     Pourquoi ? Comment ? Ces deux questions, qui résument l’aventure humaine, Thucydide les applique à ce désastre. Ni les dieux, ni le destin ne sont plus une réponse : Homère est loin. Le récit ne suffit pas : Hérodote doit s’éloigner. Thucydide se veut le froid logicien des événements qu’il rapporte. Cette « guerre du Péloponnèse », c’est la guerre toujours recommencée de l’ordre qui se fossilise, contre le mouvement qui se fraie une voie.

     La méthode de Thucydide vous fascine. C’est qu’elle intéresse notre idée de l’histoire et de l’homme même.

     Thucydide se tient à l’écart autant de l’histoire idéologique que de l’histoire anecdotique — celle qui n’est pas assez humaine et celle qui ne l’est que trop. L’histoire idéologique pervertit les faits et prend parti en face d’eux. L’histoire anecdotique en reste platement aux faits. Avec sa manière d’exposer le fait pour l’analyser, Thucydide a inventé une historiographie moderne.

     Il conduit son lecteur à penser que l’histoire est de nature à être non seulement apprise, mais comprise. Elle a une signification. Elle est utile à l’homme public, puisqu’elle enseigne à raisonner sur les événements. Cette intuition était appelée à un immense avenir, comme aux pires perversions. L’histoire, si elle est correctement interprétée, est source de leçons. Mais gare aux pauvres peuples, si leurs dirigeants se trompent de sens !

     L’histoire de Thucydide surprend le lecteur habitué aux états d’âme de la littérature antique ou de la conscience moderne. Avec quelle froideur voulue il décrit ce que nous nommons « crime contre l’humanité » ! Les Athéniens ont mis aux Méliens le marché en mains : soumission ou extermination. Les Méliens refusent la raison du plus fort. Mais ils subissent sa loi : les hommes sont tués, les femmes et les enfants réduits en esclavage, les terres distribuées à des colons3. La guerre passe ; le logicien de la guerre explique ce qui se passe.

     Thucydide ne fait pas la morale (un moraliste n’a jamais empêché un massacre). Il est logicien des faits : il sait en exposer le mécanisme. À terme, la lucidité du logicien est plus efficace que les émotions du moraliste — parce qu’elle nous ramène aux causes. On a opposé l’étroitesse du sujet de Thucydide et la prétention de ses conclusions. Mauvais procès : à travers sa guerre, Thucydide a examiné toutes les guerres et leurs causes. C’est pourquoi, vous le répétez à l’envi4, chaque guerre suscite des lecteurs que stupéfie l’actualité de Thucydide. Il a su établir les permanences humaines.

     Il est dans votre nature, comme dans celle de Thucydide, de contempler en même temps une chose et son contraire. Votre méthode, en quelque sorte dialectique, vous permet d’affiner votre analyse. Même si vous avez réuni les éléments d’une certitude, vous laissez à votre disciple ou lecteur le soin de la déduire, seul.

     Vous n’aimez pas dire d’emblée : oui. Vous préférez : oui mais. Réflexe de chercheur qui veut se ménager de larges horizons ? Réflexe de professeur moins soucieux d’imposer que d’incliner à la réflexion personnelle ? Oui mais ouvre la porte à des explorations nouvelles. Cet avatar du doute méthodique respecte la liberté de l’autre. Oui, ce peut être la foi, mais ce peut être une forme d’asservissement. Oui mais, c’est l’intelligence à l’offensive : vous aimez en observer la progression, chez vous autant que chez les autres.

     La conviction, on la prêche par l’exemple. Or, y a-t-il meilleur exemple, pour stimuler une intelligence tierce, que d’esquisser devant elle, sans forcer le trait, le cheminement qu’on s’efforce de suivre ? Lui offrir un éventail d’arguments qui sont une manière différente d’aborder le problème ; multiplier d’autant vos chances de la persuader ; éviter de la heurter par un ton péremptoire qui fleurerait le dogmatisme : une pareille démarche intellectuelle, dans sa subtilité, dans sa variété, est-elle chez vous innée ou acquise ? Votre métier aura sans doute développé une disposition de votre tempérament, qui vous interdisait de rien admettre sans examen.

     Choisir, non subir : le seul moyen d’enrayer l’avènement de l’homme-robot, que tous les totalitarismes ont cultivé. L’homme-robot, c’est le Perse prosterné devant le Grand Roi, le jeune homme séduit et réduit par la dialectique des sophistes, le citoyen qui succombe à une mode intellectuelle et suit le mouvement grégaire de ses pareils... Seule la liberté personnelle d’appréciation peut faire avorter l’homme-robot, en puissance chez chaque victime de ce vacarme qu’on baptise tour à tour vie publique, information, évolution des mœurs.

     Thucydide vous a installée au cœur d’un drame de notre temps. Pour qu’un pays vive libre, il ne suffit pas qu’il soit doté d’institutions démocratiques ; encore faut-il que ses citoyens aient la volonté d’être démocrates. En d’autres termes, qu’ils sachent dire oui mais, à bon escient. Pour échapper au destin d’homme-robot, lisons et relisons après vous Thucydide.

En classe

     Vous ne vous êtes pas enfermée, Madame, dans Thucydide. Je ne veux pas vous y enfermer davantage. Au-delà de lui, quels furent votre enseignement, votre recherche, votre méthode, votre vision de la culture et de l’éducation, votre corps de doctrine ?

     Si le tête-à-tête avec Thucydide vous a réconfortée dans les épreuves de l’Occupation, il est temps de dire que, pour vous, l’une de ces épreuves fut d’être contrainte à ce seul tête-à-tête — d’être privée du cœur-à-cœur de l’enseignant.

     « Y a-t-il une joie plus grande que de faire comprendre aux autres ce que l’on aime ? » dites-vous. Cette joie, dont vous avez été sevrée pendant quatre ans, vous la retrouvez, intacte, à la Libération. En 1945, vous voici à Versailles, professeur de khâgne. La khâgne, c’est le miroir à mille faces de l’intelligence juvénile ; pour vous, c’était, vous l’avez avoué, « le paradis ». Mais vous ne croyez pas que la joie d’enseigner soit un privilège des milieux scolaires brillants. Qu’il s’agisse d’enfants tout jeunes ou d’étudiants déjà expérimentés, vous avez toujours eu une « foi éperdue » pour votre métier, malgré ses vicissitudes.

     Votre foi n’est pas aveugle : vous analysez lucidement ce qui fut le grand mobile de votre vie. « Un professeur a, pendant qu’il parle, l’âge de ses élèves ou de ses étudiants... » « C’est un coup qui s’attrape », dites-vous de cette étonnante métamorphose.

     Vous avez des dons d’acteur, et vous venez de nous en donner une nouvelle preuve. Vous disiez un jour que le professeur avait « un côté comédien ». Pourquoi ? Parce que tout enseignement impose de capter l’écoute, de surprendre, d’amuser — pour instruire. Au fond, se trompait-il tellement, ce journal de province qui vous prédisait que vous feriez du cinéma ? Ne devinait-il pas cet art de comédienne qui nous fait mieux apercevoir, derrière le grand professeur et le grand savant, la femme, à la fois humaine et si féminine, qui joue tous ces rôles à merveille ?

     Ces dons d’acteur, vous les avez déjà déployés avec un vif succès dès vos premiers cours à la Sorbonne, comme jeune assistante, vers 1947. Voilà un lien de plus avec cet acteur-auteur de grand talent que vous remplacez parmi nous. Comme lui, vous savez apercevoir le côté comique des choses et le conter avec une vivacité, un à-propos, un esprit de repartie, une mimique, qui forcent le sourire et l’attention.

     Suprême élégance, vous aimez faire sourire à vos dépens.

     Un jour, vous racontez comment vous êtes tombée dans les pièges du grec moderne. Vous roulez sur une route de Chios au volant de votre voiture. Un pope orthodoxe vous demande de le prendre en auto-stop. Vous objectez l’insuffisance de l’assurance de l’auto (asphalia). Le pope, indigné, vous répond qu’en sa compagnie, vous êtes en toute sécurité (asphalia), et que votre vertu ne court aucun risque avec lui.

     Vous ne détestez pas de vous servir des cartes de visite qu’un confrère malicieux a fait graver pour vous :

     Jacqueline de Romilly
     Collégienne de France
     Institutrice de France

     Je ne suis pas sûr que vous approuviez les pratiques d’outre-Atlantique, qui confient aux étudiants le soin d’évaluer leurs professeurs. Mais je suis certain que vous n’eussiez rien eu à craindre de ce système. Le plaisir d’enseigner est communicatif. Comme vous l’avez dit pour le public ébloui d’André Roussin, vos élèves et vos étudiants, radieux, vous remercient du regard. Aujourd’hui dispersés dans les lycées, les universités, ou à l’étranger, ils vous restent attachés. Quand votre élection parmi nous fut connue, vous reçûtes des milliers de lettres de disciples que vous aviez perdus de vue et qui saisissaient cette occasion de vous dire, tout simplement, leur joie, leur gratitude.

     Cela compense les inévitables désillusions. Vous avez cent histoires à raconter. Par exemple — au terme d’un de ces cours au Collège de France sur le tragique grec, où l’on vous a vue démonter les rouages d’Œdipe Roi, en commentant l’un par l’autre Eschyle, Sophocle, Euripide avec votre habituel brio — un auditeur du premier rang vient vous trouver, vous congratule et vous demande : « Mais pourquoi Oreste n’est-il pas venu secourir Antigone ? » Et une auditrice : « C’était passionnant... Socrate, il écrivait bien des tragédies ? »

     « Avec ses élèves, dites-vous superbement, un professeur retrouve sous une forme neuve les connaissances qu’il a mission de communiquer. Elles redeviennent fraîches, inattendues. On revient à la source5. » Cette source, vous ne vous lassez pas d’y boire.

     Enseigner, ce n’est pas seulement transmettre la culture qu’on a conquise. C’est transmettre la conquête, et surtout le goût de conquérir. La culture n’est pas un trésor dont on jouit, ni dont on puisse donner les clés. Serge Gainsbourg me servira de témoin inattendu : « Comment serais-je un génie, rétorquait-il à un adulateur, puisque n’importe qui me comprend ?... Il n’y a pas d’art majeur, ajoutait-il, sans initiation. »

     Platon avait déjà dit qu’il ne fallait pas être trop pressé6

     « Culture », « barbarie » ! Voilà de grands mots qui viennent sous votre plume. C’est que l’amour de l’enseignement est devenu chez vous plus inquiet, plus jaloux. Et vous voici lancée dans une bataille.  

La bataille pour l’enseignement

     Cette bataille vous a rendue célèbre. Le double prix de version latine et grecque avait fait de vous la vedette d’un jour ; un simple accident de chemin de fer vous avait, dès le lendemain, remplacée à la une. Thucydide, vos recherches, votre enseignement, vous ont acquis l’affection des étudiants, le respect des collègues, le bonnet des doctorats honoris causa, l’entrée dans neuf Académies, facilitée par votre parfaite maîtrise de l’anglais — bref, l’admiration d’un public exigeant ; mais pas cette célébrité « médiatique » que votre combat pour votre idée de l’école vous a acquise. Avouons-le : la Sorbonne en 1957, le Collège de France en 1973 — où vous fûtes la première femme à professer —, l’Académie des Inscriptions en 1975 — première aussi à y entrer —, sanctionnent votre réputation dans le monde intellectuel. Mais par votre combat pour l’école, vous avez atteint une foule immense et secrète.

     Vous, que nous connaissons si naturellement pleine d’ironie tendre, là, vous ne plaisantez plus, vous vous mettez en colère. Vous prenez le ton de Démosthène. Ce n’est plus l’exposé clinique des faits à la Thucydide. C’est la philippique. Jamais chez vous la sérénité n’a été la compagne de la résignation, ni l’humour n’a altéré la gravité. Tout de même ! Pour vous faire passer des chaires aux estrades, pour vous jeter dans le train ou l’avion en vue d’autres réunions que de savants symposiums, il a fallu que la cause en valût la peine !

     Elle en vaut la peine. Il s’agit de nos enfants. Les enfants, ça s’élève : « Il faut leur apporter, dites-vous, ce qu’ils ne peuvent ni inventer, ni désirer apprendre, mais sans quoi ils ne pourront rien faire » : le goût de l’effort, l’appétit de culture.

     Ce n’est pas sans expérience que vous parlez de ce sujet. De l’enseignement, vous avez connu presque tous les niveaux.

     Vous parlez du « paradis » de l’enseignement, mais vous savez bien que tous les élèves ne sont pas des anges. « Visages fermés ou nigauds, sournois ou arrogants7 », les petits d’hommes ont déjà des tares et des vertus d’adultes. La foi et le talent du maître devraient lui permettre de dominer la situation. Pourquoi, trop souvent, n’est-ce plus le cas ? Parce que — vous en êtes convaincue — « les relations entre le maître et ses élèves sont ruinées par des difficultés extérieures aux cours ».

     Difficultés matérielles, évidemment. Oui, on enseigne mieux devant un public bien installé dans une salle avenante. Trop de maîtres souffrent d’un manque de moyens. Quelle idée un professeur peut-il conserver de sa propre efficacité, quand il s’entend poser cette humiliante question : « Êtes-vous bien placé pour parler d’orientation professionnelle ? Vous gagnez si peu. » Vous le dites sans ambages : il y a une « affaire de gros sous8 ».

     Mais vous mettez le doigt sur d’autres difficultés, de nature idéologique. La France raffole des guerres de religion. La loi de la République voulait que l’école en fût préservée. Hélas, des professeurs furent les vecteurs enthousiastes de l’idéologie qui allait détruire leur autorité !

     Jetez-vous un regard dans un lycée moderne ? « Les chahuts, les violences sont légion. Le professeur, dans un monde où l’on a délibérément banni le respect et l’ordre, n’a plus qu’à fermer les yeux9. » Délibérément ? L’adverbe accuse. S’agit-il d’un complot ? Jaurès disait déjà, à propos de l’école : « La fausse monnaie chasse la bonne. » Et Barrès annonçait, dès 1921, aux instituteurs : « Vous contestez ? Eh bien, vous serez contestés10. »

     Vous montrez que l’attitude des élèves est aussi décisive que la qualité des maîtres. Liberté et responsabilité, cela se conjugue, selon vous, avec ordre et respect mutuel. Or, les rapports des maîtres et étudiants, aujourd’hui, sont trop souvent devenus ceux d’assistants à assistés. La culture est toujours une démarche personnelle. Vous auriez — nous aurions — détesté, hier, être « encadrés », comme on dit aujourd’hui. Maintenant, « l’encadrement » est partout. Les étudiants s’enferment dans des « structures » et autres « coordinations », seules habilitées à parler en leur nom ; ou alors ils recherchent, auprès d’un maître, des directives équivoques qui tournent, comme vous le dites si bien, à « l’emprise illégitime ». Vous n’avez jamais cru que pour « être près des étudiants », il fallait se faire tribun ou chef scout.

     Elle était d’un autre aloi, la probité de vos collègues, naguère. « Les querelles politiques, dites-vous, étaient ardentes ; mais elles n’étaient pas installées au sein de l’université. Il n’y avait pas du grec de droite et du grec de gauche. » Quel esprit d’équipe, entre « vous autres » ! Le train qui chaque lundi, au début des années cinquante, vous menait de Paris à Lille, était devenu une sorte d’annexe de la faculté. Au point que c’est dans ce train qu’on vous a décorée des Palmes académiques ! Vous décrivez ce lieu inattendu de réunion avec tant de chaleur que je regrette un peu d’avoir stigmatisé, dans un discours de 1967, les enseignants que les étudiants appelaient les turbo-profs. (Il est vrai qu’à voir votre dynamisme, le mot peut être entendu, en ce qui vous concerne, comme un compliment.)

     Un turbo-prof comme vous l’êtes ne saurait être traité de nostalgique. Tel ou tel de vos propos pourrait cependant vous exposer à cette accusation. Mais la tragédie grecque vous a appris l’inefficacité des chœurs de pleureuses. Leurs lamentations, leurs opopoi, leurs strophes et antistrophes n’ont jamais empêché les catastrophes. Vous menez une bataille. On connaît des écrivains qui donnaient jusque-là l’image du détachement, et puis soudain rompent des lances. (« Lance », c’est justement le mot de notre dictionnaire par lequel nous vous avons accueillie, jeudi dernier, en séance privée. Selon notre usage, nous vous l’avons dédié. À vous, qui faites étinceler la lance d’Athéna... Comme le hasard fait bien les choses !)

     Nous autres professeurs, en 1969, et L’enseignement en détresse, en 1984, furent de ces livres de combat. Dans une bataille, il convient de frapper l’adversaire, et le plus fort possible.

     Pourtant, puisque nous sommes ici en bonne compagnie, dans un instant de répit entre les escarmouches, il ne nous est pas interdit de prendre un peu de recul. Comment transmettre cette culture, qui est nôtre, non plus aux trois cent mille collégiens et lycéens de 1939, mais aux cinq millions de 1989, seize fois plus ?

     Jusque dans les années cinquante, il y avait une sorte d’harmonie des proportions entre la culture et l’enseignement secondaire ou universitaire. La haute culture n’était pas toute dans l’enseignement — certes ! L’enseignement n’était pas seulement de haute culture — Dieu sait ! Mais enfin, entre l’une et l’autre, les liens restaient intimes.

     L’explosion, non pas démographique, hélas, comme certains le croient encore naïvement, mais démocratique, de l’enseignement secondaire ou supérieur, a tout bouleversé. Il a fallu s’adresser à des élèves qui, dans leur immense majorité, n’avaient dans leur famille aucune tradition universitaire. Il a fallu recruter des maîtres en masse. Ces nouveaux professeurs ont constitué parfois des maillons plus faibles, alors qu’on aurait eu besoin d’une chaîne plus forte. L’organisation centralisée de l’École n’a pas permis de traiter le problème avec assez de diversité dans l’initiative, dans l’adaptation aux publics, dans l’exécution.

     Bref, les barbares sont à l’œuvre, assurément. Mais les hommes de culture ne se sont-ils pas trop reposés sur leurs lauriers, endormis dans leurs coutumes ? Peut-être n’avons-nous pas été assez Athéniens — hommes du grand large et de l’aventure.

La langue grecque

     Cette vaste question de la transmission de la culture vous est souvent posée par un détour un peu simplet : « À quoi ça sert, le grec ? » Votre discipline aimée vous expose, en effet, plus qu’une autre, à l’interrogation.

     Vous ne vous contentez pas de répondre, comme le Cyrano d’Edmond Rostand — encore un de nos confrères amoureux du grec — : « C’est bien plus beau lorsque c’est inutile. » Cent fois, vous avez expliqué : « Aucune connaissance non technique ne sert jamais de façon directe11. » À quoi servent, pratiquement, la lecture de Shakespeare, la réflexion sur Kant, l’étude de l’unité italienne ? À rien. Pourtant, que serions-nous sans elles — et quelques autres ? « L’ingénieur, dites-vous, se sert-il tant des parallélépipèdes ou des équations qui peuplaient ses cahiers d’élève12 ? » Non. A-t-il perdu son temps ? Il a appris à raisonner. De même avec le grec.

     Mais si le grec était aussi inutile que le reste, serait-ce suffisant pour choisir de faire travailler les élèves sur cette inutilité-là ? Pourquoi ne pas le remplacer par l’apprentissage du jeu d’échecs ?

     Vous avez d’autres réponses. Pour l’intelligence, pas de plus bel exercice que l’étude du grec. Ce sont les poids et haltères de l’intelligence. « L’apprentissage de la langue grecque, dites-vous, apprend d’abord à raisonner ». « Aucune confusion ne pardonne13. » « Un instant d’étourderie, et le Pirée devient un homme14 ! » Le professeur les aime, ces embûches ; non par sadisme : « Chaque faute sanctionne un manque de jugement et devient une éclatante leçon de rigueur. » Chaque mot cache une idée. Le grec permet de mieux se comprendre, d’éviter les formules toutes faites d’une langue de bois, de réduire les malentendus. Était-ce un hasard, si les deux dames que nous avons élues pour la fermeté de leur style et la qualité de leur esprit étaient toutes deux hellénisantes ?

     D’autre part, l’étude du grec, en rompant des routines, dépayse — avant de ramener au pays ; désoriente, avant de donner une plus juste orientation. C’est un aller-retour incessant entre le même et l’autre. Une phrase de Lysias vous a révélé la permanence de l’exclusion : les lois discriminatoires de 1940 étaient préfigurées par le traitement imposé aux étrangers domiciliés à Athènes en 404. Quand nous nous interrogeons sur le tragique de la vie, sur le rôle des sciences dans l’éducation, sur les maux de l’impérialisme, nous découvrons que « nos problèmes étaient déjà les problèmes des Grecs15 ».

     Et si l’on ignore tout des mythes et légendes qui ont inspiré les arts et lettres depuis vingt-cinq siècles, comment comprendre les chefs-d’œuvre des musées, du théâtre, de la littérature, et notre monde moderne qui en est issu ? Comment cueillir les fleurs françaises, si on ne prend soin de cultiver les racines grecques et latines ?

     À tous vos arguments sur le rayonnement du grec, puis-je en ajouter quatre autres qui, il est vrai, ne concernent pas son enseignement ?

     Depuis trois mille cinq cents ans au moins, le grec est resté une langue vivante, qu’on parlait déjà plusieurs siècles avant Homère — à Mycènes du temps d’Agamemnon, à lthaque du temps d’Ulysse.

     C’est le grec qui a permis de faire connaître au monde le message de la Bible : si les soixante-dix traducteurs d’Alexandrie n’avaient pas entrepris, au IIIe siècle avant notre ère, « la Septante », cette traduction de l’Ancien Testament dans ce qui était la seule langue universelle, la Bible fût restée cantonnée à l’usage d’un petit peuple presque inconnu, et dont même Hérodote, ce grand voyageur, ne faisait pas mention.

     C’est le grec, à nouveau, dans les premiers siècles de notre ère, qui a aussitôt donné leur portée universelle aux quatre Évangiles et aux Pères de l’Église.

     C’est enfin le grec qui est resté, pendant mille ans, la langue de la si brillante civilisation byzantine, après que l’Empire romain fut tombé sous les coups des Barbares.

     Quelle langue a jamais fait mieux, pour assurer la diffusion d’un message et le faire entrer dans le patrimoine de l’humanité ?

     À vrai dire, il est devenu presque inutile d’entreprendre la défense et illustration des Grecs. Depuis Nietzsche, on sait que « le Grec est celui qui, jusqu’à présent, a mené l’homme le plus loin ». La question que vous posez, ou que l’on peut poser à travers votre destin, est plus étroite mais plus actuelle : le grec doit-il garder sa place dans notre enseignement français ? dans notre tradition culturelle ?

     Cette place, reconnaissons-le, est une conquête récente. Elle ne se compare nullement à celle qu’a toujours occupée le latin. Vivant ou mort, le latin n’a jamais été pour nous une langue étrangère : il est la matrice de notre tradition linguistique et culturelle. Le grec, il a fallu le redécouvrir dans le grand mouvement humaniste. Du XVe au XVIIIe siècle encore, ses praticiens sont restés fort tares. On ne le connaissait guère que par des traductions. Si Rabelais propose de l’inscrire dans son boulimique plan d’études, c’est au même rang que la langue « hébraïque et la chaldaïque ». Les Jésuites ne l’avaient jamais fait figurer dans leurs collèges ; c’est peut-être pour cela qu’à Port-Royal, M. Hamon l’enseigna à quelques-uns (dont Racine, pour notre bonheur).

     Le culte du grec, tel que nous l’avons célébré dans nos sections classiques, est une invention du XIXe siècle. Culte dont la rue d’Ulm fut à la fois le temple et le séminaire. C’est elle qui, avec les Burnouf, les Bailly, les Bérard, les Reinach, à côté des Mazon et des Chantraine, a si durablement marié le grec et le latin avec le français, et multiplié les professeurs qui pouvaient, savaient et aimaient les enseigner ensemble.

     Nous avons découvert l’amour du grec — le vrai, celui dont on ne se moque pas — en même temps que le parlement, la bourse, le chemin de fer et que la plupart des sciences modernes.

     Aujourd’hui, collégiens et lycéens peuvent étudier le latin sans le grec — et le grec sans le latin. Cette dichotomie est étrange ; les études grecques ont pourtant gardé un public. En pourcentage, on dirait aujourd’hui « en parts de marché », ce public parait ridicule (1,6 % d’hellénistes en seconde à la rentrée de 1989, contre 8,7 % en 1949). Mais en chiffres absolus, il est plus du double du nombre d’hellénistes des secondes d’il y a quarante ans (6 542 contre 3 102). Quant à la qualité, je vous laisse juge.

     En tout cas, cette place, telle qu’elle est aujourd’hui, il importe au moins de la maintenir, pour garder, au cœur de la formation culturelle, un ferment précieux.

La Grèce antique et la découverte de la liberté

     « La Grèce et la formation de la pensée morale et politique », tel est le titre de la chaire que vous avez occupée au Collège de France à partir de 1973. Cette formation est un surgissement à nul autre semblable. Vous voulez l’observer comme l’ont vécu ceux qui en ont été les acteurs.

     Ce qui vous intéresse le plus, c’est la naissance et la connaissance des idées. Et ce qui fait la grande originalité de votre méthode, c’est sans doute votre don de percevoir le mouvement d’une pensée collective. Vous saisissez les idées dans leur développement, vous suivez leur essor et leur épanouissement, d’Homère à Aristote, en passant par les tragiques. Chacun corrigeant et précisant la pensée antérieure. Vous retrouvez jusque dans notre pensée contemporaine le prolongement de cette pensée antique.

     Vous vous attachez ainsi à mettre en évidence l’invention et la formation progressive des grands concepts moraux et politiques : innovation, par excellence, des Grecs. L’idée de loi, en 1971 ; la réflexion sur la démocratie, en 1975 ; la douceur (qu’on pourrait appeler aussi la tolérance) en 1979 ; la psychologie, en 1989 ; et enfin la liberté.

     Votre dernier ouvrage, qui parait ces jours-ci, retrace ce miracle.

     Comment l’idée de la liberté a-t-elle pu surgir au cœur d’une société qui considère l’esclavage, à la fois comme la plus grande menace venant de l’extérieur, et comme une nécessité économique à l’intérieur ?

     La liberté grecque, vous en suivez l’éclosion, en dialogue continu avec les auteurs. Vous révélez ainsi, dans un cheminement rigoureux, l’extraordinaire dynamisme de la culture grecque — et en particulier athénienne.

     Pour nous faire partager vos trouvailles, vous utilisez la technique du roman policier. Tout devient énigme. Un secret en commande un autre. Votre lecteur progresse pas à pas dans le labyrinthe où vous lui tendez un fil.

     Thucydide résume magnifiquement, dans la bouche d’un messager corinthien, la confrontation que d’autres siècles ont vécue aussi ; le texte dit en gros : « Les Athéniens sont novateurs, vifs à réaliser leurs idées ; vous, Lacédémoniens, vous conservez simplement votre acquis, vous n’inventez rien. Eux pratiquent l’audace, le risque, l’optimisme, même dans les conjonctures les plus graves... Leur nature est de ne jamais connaître de tranquillité, ni d’en laisser aux autres16. »

     Avant Athènes, la liberté n’existait pas. Vous montrez comment, en moins d’un siècle, elle est expérimentée en vraie grandeur, avec ses défauts et ses contradictions ; comment elle est proclamée au théâtre, discutée par Platon et Aristote ; comment elle est vécue. Vous suivez, année après année, ses progrès, que vous jalonnez de textes éclatants. Elle ne nous lâchera plus. Elle nous a faits ce que nous sommes. Déjà, elle s’allie à la démocratie. La jeunesse de Leipzig ou de Tiananmen se doute-t-elle qu’elle est disciple des philosophes et des tragiques grecs ?

     Cette société n’était pas encore vraiment celle de nos droits de l’homme. Elle n’a pas reconnu à tous la liberté et l’égalité. Elle a toléré l’exclusion des femmes, des métèques et des esclaves. Mais elle a proclamé, ce qui était un pas immense, l’égalité de tous les citoyens devant la loi. Le citoyen refuse de se prosterner devant un maître. Les autres, les barbares, ne comprendront pas, avant longtemps, comment on peut obéir à autre chose qu’à un maître — à une règle, qui requiert le respect de tous, même du maître.

     Hérodote raconte comment deux émissaires grecs sont envoyés à Suse pour apaiser Xerxès. Quand les gardes leur ordonnent de se jeter à terre pour adorer le Grand Roi, ils refusent, expliquant qu’ils ne sauraient adorer un homme. Vingt-trois siècles plus tard, les premiers Anglais parvenus auprès de l’empereur de Chine se verront imposer la même obligation et la refuseront aussi catégoriquement. Ils ne se prosternent devant aucun homme ; même devant Dieu, ils se contentent de s’agenouiller.

     Le mot a changé : prosternation se dit kotow et non plus proskunêsis. Mais la scène reste la même. Un despote oriental, et surtout sa cour, n’imaginent pas que des étrangers ne s’humilient pas devant lui. Ces étrangers, qui ont la fierté des hommes libres, résistent à toutes les pressions ; ils ne se mettront pas aux pieds d’un autre homme.

     Les guerres médiques ont été l’affrontement d’un peuple de la mer et d’un grand empire de la terre. Comment ne pas penser aux « peuples des îles », qu’évoque Montesquieu, « plus portés à la liberté que les peuples des continents » ? Ou encore, à « la fierté naturelle des peuples qui possèdent l’empire de la mer, parce que, se sentant capables d’insulter partout, ils croient que leur pouvoir n’a pas plus de bornes que l’océan17 » ?

     L’aventure de la liberté se conjugue avec l’histoire de la Grèce et plus particulièrement d’Athènes. Elle se fonde sur l’indépendance de la cité. Elle s’enrichit dans la démocratie, pratique publique et quotidienne d’une société de citoyens. Elle suppose la bravoure, mais la générosité aussi : une morale élevée est condition de la liberté. C’est pour avoir négligé la générosité, qu’Athènes voit briser son essor et sombrer sa splendeur.

     Athènes n’a pas refusé de se battre, comme une quelconque Sybaris ; elle a ignoré que sa propre expansion devait s’arrêter à la liberté de ses voisins. Assimilant sa liberté, qui la grise, à la liberté, elle se comporte en impérialiste, jusqu’à ce que les autres cités se liguent autour des Spartiates contre elle. Terriens conservateurs contre navigateurs aventureux, ils la réduisent à merci.

     L’aventure politique a tourné court ; seule l’aventure de l’esprit se poursuit. L’Athénien transfère la question de la liberté du domaine politique à celui de l’âme. On peut être asservi par un tyran ou par l’étranger ; on peut être aussi esclave de ses passions. Dans les deux cas, la liberté se retrouve liée à l’effort sur soi. Les stoïciens en feront même une ascèse.

     Pourquoi cette histoire mouvementée et subtile nous intéresse-t-elle vingt-cinq siècles après ? Les Grecs ont ouvert la voie des questions. À notre liberté de savoir y répondre. La liberté et la raison des Grecs, on peut y mordre à belles dents !

     Vous cherchez à mieux écouter ce que disent les Grecs, à travers les mots qu’ils emploient pour le dire. Au-delà de vos auteurs préférés, c’est vous-même que nous entendons.

     Votre démarche est empreinte d’humilité. Votre rêve intime, n’est-ce pas que chacun d’entre nous, qui ne sommes pas aussi savants que vous, puisse s’inviter au banquet des auteurs grecs ? À ce banquet, nul carton d’invitation n’est demandé ; s’y asseoir, c’est participer à cette communauté spirituelle qu’Isocrate décrivait, il y a vingt-quatre siècles, comme la seule civilisation sous le ciel. « Notre cité, disait-il, a si bien distancé le reste de l’humanité pour la pensée et la parole, que ses élèves sont devenus les maîtres des autres18. » Cette conviction d’Isocrate, maints textes chinois, au même moment et depuis lors, l’appliquent à l’Empire du Milieu. Combien d’autres peuples, depuis lors, en ont pensé autant d’eux-mêmes ? Mais c’était sans doute plus vrai du peuple grec que d’aucun autre ; en tout cas pour nous, qu’il a formés.

     Nos maîtres ne nous apprenaient pas à admirer Isocrate. Nous lui préférions le patriote Démosthène. Isocrate est un désarmeur, un munichois, qui croyait, non à la patrie, mais à la capacité pour le vaincu d’assimiler le vainqueur. Pourtant, même si Athènes avait pu l’emporter sur Philippe de Macédoine, c’est Isocrate qui, probablement, devait un jour avoir raison.

     Les cités grecques se sont écroulées. L’empire d’Alexandre aussi. Mais la culture grecque a perduré. Elle vous a nourrie, Madame, et nous y avons tous trouvé quelque aliment ; en tout cas, à la mesure de notre appétit.

Madame de Sainte-Victoire

     Amour de la sagesse : nous savons comment cela se dit en grec. Il me semble que votre philosophie comporte encore plus d’amour que de sagesse. On dirait que, chez vous, la passion couve toujours sous la sérénité.

     Il est curieux que, malgré vos nombreux voyages en Grèce, le paysage grec soit absent de votre œuvre. Sans doute parce que vous avez découvert un paysage de remplacement.

     « Une jeune fille avec autant de savoir », disait Sappho. Elle ajoutait : « Une jeune fille voyant la lumière du soleil. » Comment vivre en Grecque, sinon dans la lumière du soleil ?

     Cette lumière, vous l’avez retrouvée dans les collines boisées de votre Provence — sur cette montagne Sainte-Victoire qu’a immortalisée Cézanne. Vous avez décrit ses collines boisées, dans ce que vous appelez « votre seul ouvrage littéraire », Sur les chemins de Sainte-Victoire, pour lequel vous reçûtes le Grand Prix littéraire de Provence des mains d’André Roussin.

     Cher André Roussin ! Tandis que nous vous écoutions, Madame, tout à l’heure, nous l’avons revu parmi nous, avec son sourire, sa gentillesse, son inépuisable bienveillance (qui n’étaient peut-être que le masque d’une inquiétude permanente). Mais vous avez fait mieux encore. En lui appliquant votre méthode d’analyse littéraire, vous nous avez aidés à dépasser l’image que nous nous faisions de lui. Plus d’un, parmi nous, se sera dit : « Je l’ai fréquenté — et je ne l’avais pas vraiment connu. Je le découvre. » Telle est la vertu des textes, quand on sait en faire, comme vous, une explication profonde et sensible.

     Paradoxalement, la Provence tient plus de place, chez vous qui n’êtes pas provençale, que chez lui qui l’était. Dans votre Sainte-Victoire, vous chantez « l’éblouissement de la lumière et la fraîcheur du vent », que vous avez « adorés ». Le mot n’est pas excessif. Car il y a en vous, comme chez les Grecs une sorte de panthéisme : une part d’irrationnel qui ouvre la porte au sacré. Vous trouvez, tel Antée, un regain de force « au contact de notre mère la terre ». La découverte d’un trèfle à quatre feuilles vous plonge dans « une joie profonde », me disiez-vous un jour. Vous allez vers votre montagne comme un pèlerin vers un sanctuaire. Vous adressez aux rochers un hymne apollinien...

     N’en disons pas plus ; vous ne vous êtes jamais prise au sérieux. Alors, l’œil malicieux, vous détaillez prosaïquement les délices des vacances : « J’aime, aussi, comme nous tous, la douceur de l’oisiveté, les bons repas, le vin rouge, intense et réchauffant19 »

     Jusqu’aux moments les plus dramatiques de votre existence, vous avez traduit votre goût de la liberté en termes pudiques. Là encore, on dirait que vous êtes guidée par cet auteur de vos jours que votre regard n’a jamais rencontré. Il avait entamé une thèse sur la pudeur...

     Cette réserve est d’autant plus grande désormais, que vous êtes seule. C’est parce que la vie vous a « imposé la solitude », que s’est développée en vous, selon votre expression, « cette faculté démesurée d’aimer un paysage20 ». « La solitude est parfois dure à supporter ; mais la solitude, on peut aussi l’appeler liberté. Il faut savoir la vivre et en vivre21. »

     Giraudoux raconte, dans Simon le Pathétique, qu’il devait à ses professeurs une transfiguration de la vie quotidienne. Vous leur deviez, comme lui, « en voyant un bossu, de penser à Thersite ; une vieille ridée, à Hécube22 ». Votre for intérieur est si riche en alchimies variées, qu’au moindre pas que vous faites dans votre Provence, votre allégresse se peuple de mille présences. Le vol d’un rapace vous invite à Delphes, « nombril du monde ». La cueillette d’herbes sauvages vous conduit chez Giono. Un « chemin secret » vous rappelle Alain-Fournier. Et c’est avec Sophocle que les plus humbles fleurs louent l’inaltérable rythme des saisons. Mais, surtout, il y a la lumière, « radieuse à faire clignoter les paupières » : elle est pour vous la douceur qu’éprouvaient les Grecs à voir le jour.

     « Naturellement, écriviez-vous, il est commode de s’attacher à une montagne ; elle ne vous fait jamais faux bond. Cela repose des attachements humains23. »

     Pourtant, cet été, la montagne vous a fait faux bond. Ou plutôt, l’homme encore, son imprudence, sinon sa malveillance. Tout s’est embrasé. Et voilà d’un coup votre Éden dévasté. Rien ne subsiste de cette merveille de paysage — où vous aviez vos repères, vos secrets de jeunesse. Le barbare a été le plus fort.

Quels hommes, ces Grecs !

     Mais que peut le barbare contre les mots qui nous ont légué notre civilisation, la démocratie, le goût des droits de l’homme, la liberté ? Ces mots, même la bibliothèque d’Alexandrie ne les a pas ensevelis dans ses cendres. Ils sont autant de Phénix — les mots lourds de sens, légers de nuances, doués de beauté, exaltés l’un par l’autre, chatoyants porteurs de questions, les mots divins des hommes.

     « Vous les Grecs, disait Xénophon à ses soldats, vous ne vous prosternez devant aucun homme comme devant un maître ; vous n’adorez que les dieux seuls » ; ces dieux qui étaient leur création, et dont ils aimaient sourire, tout en les révérant.

     Ah ! quels hommes, ces Grecs ! Xénophon concluait ainsi sa harangue : « Voilà les ancêtres dont vous êtes les fils. » Oui, Madame, nous le disons après lui, heureux que nous sommes de vous accueillir dans notre Compagnie : « Voilà les ancêtres dont vous êtes la fille. »

Notes :

  1. THUCYDIDE, II, 45, Oraison funèbre de Périclès pour les premiers morts.
  2. Trad. Reinach (Alcée et Sappho, Les Belles-Lettres, p. 241).
  3. THUCYDIDE, V, 85-113.
  4. Cf. Pléiade, p. XXVII, Nous autres professeurs, p. 91, Leçon inaugurale, p. 19, etc.
  5. Nous autres professeurs, p. 12.
  6. Nous autres professeurs, p. 49.
  7. Nous autres professeurs, p. 15.
  8. Ibid., p. 31.
  9. L’enseignement en détresse
  10. Cahiers, 1921.
  11. Nous autres professeurs, p. 59.
  12. Nous autres professeurs, p. 60.
  13. Ibid., p. 73.
  14. Ibid., p. 75.
  15. Ibid., p. 64.
  16. THUCYDIDE, I, 70.
  17. MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, XIV, 27.
  18. Panégyrique, 50, cité in Leçon inaugurale, p. 31.
  19. Sur les chemins de Sainte-Victoire, p. 60.
  20. Ibid., p. 78.
  21. Ibid.
  22. Simon le pathétique, p. 25, cité in Nous autres professeurs, p. 107.
  23. Sur les chemins de Sainte-Victoire, p. 85.